Athènes –
Que dire ? Que raconter ?
Peut-être commencer par la fin,
dire que je viens de tomber par hasard sur le cimetière et que c’était magique en cette fin de journée,
qu’avec les stations balnéaires ce sont les lieux que je préfère,
que j’ai passé deux heures, peut-être trois, à déambuler dans des allées bordées de cyprès gigantesques, de palmiers et de bougainvilliers,
que j’ai admiré des statues d’albâtre et des mini-Parthénons de marbre,
que j’ai croisé un sosie de Staline et un d’Hitler,
que j’ai vu beaucoup de Ioanna avec leurs petits omégas,
que les cigales s’en donnaient à cœur joie,
que j’ai vu une veuve toute noire,
que j’ai toujours de la peine pour les tombes délaissées,
que j’aime quand on peut voir les photos des morts sur leurs sépultures,
que la lumière était si belle,
que je ne comprends pas pourquoi les cimetières chez nous sont toujours si lugubres,
que devant une tombe ombragée quelqu’un avait installé un fauteuil, une table basse et un cendrier pour de fréquentes discussions avec l’au-delà,
que la plus vieille tombe que j’aie trouvée datait de 1821,
que ce héros mort pour l’indépendance s’appelait Odysseus,
que dans un cimetière je me trouve toujours une tâche à accomplir,
qu’aujourd’hui il s’agissait de trouver les tombes juives,
que j’en devenais folle à faire cent fois le tour de cette énorme nécropole sans autre horizon qu’un champ de croix,
que j’ai finalement laissé tomber,
que ça ne me ressemble pas mais que je me suis consolée en me disant que ma carte se trompait,
que je ne veux pas vérifier de peur de voir qu’elles existent bien et que je sois obligée d’y retourner pour chercher encore,
que je ne sais pas pourquoi je me lance ces missions,
que j’aime pourtant être au calme sans penser à rien,
que ce ne sont pas les morts qui sont là pour vous déranger,
que les chats en revanche sont mauvais et que leurs regards fous me déplaisent,
que d’un coup ils m’ont mis le frisson et j’ai quitté fissa les morts,
que je me suis perdue dans un quartier que je serai bien en peine de retrouver,
qu’il m’a fait penser aux jardins perchés de Telegraph Hill,
que cette ville me rappelle aussi Tirana, Tel Aviv, les villes de la Mer Noire mais qu’elle ne ressemble à aucune,
que je suis retombée sur le bijou de librairie où hier j’ai acheté un petit Henry Miller,
que j’ai honte de ne pas parler grec,
que du coup je glousse bêtement quand on m’adresse la parole,
que je devrais arrêter de glousser et apprendre plutôt quelques mots,
qu’Athènes est encore vide et que les boutiques sont fermées,
que la rentrée devrait se faire bientôt,
que pour le moment tout est calme et posé,
que je suis tombée amoureuse d’une Grecque magnifique au marché,
qu’elle s’est arrêtée pour sentir un plant de basilic et qu’elle a souri comme on sourit quand on sent un plant de basilic,
que derrière elle il y avait écrit en grand : “Are you sleepless ? We are chaotic dreamers”,
qu’Exercheia attend ses étudiants,
que Kolonaki finit ses soldes,
que l’ambassade d’Italie a mis ses drapeaux en berne,
que l’ambassade d’Argentine est abandonnée,
que l’ambassade américaine ressemble à un bâtiment stalinien de devant et à une magnifique villa des Cyclades de derrière,
que je souhaite à l’ambassadeur qu’il loge dans la partie villa de luxe,
que je ne m’en fais vraiment pas pour lui,
que mon appartement donne sur un terrain vague planté d’arbres,
que les cigales y sont assourdissantes entre 18 et 20h,
qu’elles stoppent net avant que les chats ne prennent la relève,
que la nuit les arbres projettent une ombre gigantesque sur le mur de ma chambre,
qu’on dirait une mante religieuse mutante,
qu’elle ne me fait pas peur pour autant,
qu’au loin je vois une montagne dont je n’ai pas retenu le nom et qui change de couleur avec le soleil,
que la nuit j’ai l’impression qu’une anse brille à ses pieds,
que j’imagine qu’il y a un port et des marins et que la montagne est la fin du monde connu,
que cette anse ouvre sur l’ailleurs,
que je pense à Psili,
que c’est décidément une île étrange,
que je n’arrive pas à me décider à savoir si je l’aime,
que le monsieur qui fait les travaux au rez-de-chaussée me salue d’un yassas et que je réponds encore par le plus officiel kalimera ou kalispera selon l’heure,
que je crois bien avoir parcouru la distance Athènes-Marathon depuis deux jours que je marche,
que si je continue je ne serai bientôt plus que deux mollets sur des pieds écorchés,
qu’il y a des tortues qui se baladent tranquillement dans les jardins de la Garde Nationale,
que j’ai croisé un Français au téléphone qui hurlait, mécontent : “une grosse merguez dans ses fesses à ce bâtard”,
qu’Athènes est belle malgré tout ce qu’on peut en dire,
que pour l’instant j’évite d’escalader la colline derrière mon chez moi,
que je suis si heureuse d’être ici et si excitée que je me réveille ou m’endors à l’aube,
que je ne prends que des douches glacées parce que j’oublie d’allumer le chauffe-eau,
que ce n’est pas grave parce que finalement ça fait du bien,
que j’adore le clair-obscur de mes persiennes sur le sol du salon,
que j’espère pouvoir ressusciter la plante qui a eu trop chaud cet été,
que j’ai un évier en marbre,
que la chasse d’eau ressemble à une de mes cousines ce qui me fait plaisir à chaque fois que je l’utilise,
que je n’ai quasiment rien mangé depuis mon arrivée,
que j’ai en revanche ingurgité quelques frappé et freddo et que je tranche une bonne fois pour toute: le freddo est meilleur,
que j’ai voulu faire la fière en traversant nonchalamment l’allée des bouchers dans le marché couvert et que j’ai failli rendre mon freddo quelques mètres avant la fin,
que j’ai dû bousculer un vieux pour me sortir de là,
que le petit monastère à côté de chez moi a un banc sous un grenadier fort agréable pour lire,
que je me demande s’il faut obligatoirement être gros pour être pope,
que j’ai décidé de manger des figues jusqu’à l’écœurement,
que j’adore me faire une cuillère de mastikha dans un verre d’eau fraîche même si c’est pour les enfants,
que les adolescents athéniens sont comme tous les adolescents : vains et grégaires,
que je crois que l’épicière en bas de chez moi est la plus chère épicière de tout Athènes,
que c’est sûrement dû à la présence de l’ambassade américaine et de sa villa de luxe,
que je retournerai faire mes courses au marché de Kalidromiou en espérant croiser mon amoureuse,
que j’ai offert un pansement à un Américain de Los Angeles qui faisait son tour d’Europe en trois semaines et qui m’a confirmé que l’Acropole, et bien c’est beau,
que je n’ai fait que la contourner pour l’instant et que j’attends le moment propice pour y monter,
que dans cette ville les oliviers et les orangers sont plantés à même le macadam,
Que je pourrais dire tout cela et que ce ne serait encore qu’une poussière de tout ce que j’aime – Sur le mont Lycabette