L’adieu à Samarkand

A 20 ans, j’ai voulu faire mon premier voyage en solitaire :  j’avais choisi l’Ouzbékistan. Sur place, j’ai trouvé deux frères qui m’ont initiée à l’Asie Centrale et à tant d’autres choses. 12 ans plus tard je les ai retrouvés, pour le meilleur et pour le pire. Récit d’un retour tourmenté.

A Jakhongir, H. & J.

J’aurais du mal à faire comprendre ce que l’Ouzbékistan représente pour moi. Pendant 12 ans, ça a été le pays qui m’a cueillie, m’a révélée à moi-même et m’a ouvert à l’autre. Aujourd’hui, je garde l’image alourdie de gros sanglots d’enfant, de larmes venues de loin. J’ai beaucoup pleuré en Ouzbékistan et ceux qui me connaissent savent que c’est un aveu qui me coûte.

Tout a commencé l’année de mes 20 ans. J’étais alors étudiante en échange à Moscou et je vivais pleinement chaque instant de cette année dont j’avais rêvé depuis si longtemps. A Noël, mes parents et mes sœurs sont venus me rendre visite. J’avais tout organisé pour leur séjour : outre la visite de Moscou, j’avais prévu trois jours à Saint Pétersbourg, une escapade sur l’Anneau d’Or, j’avais pris des places pour Casse-Noisette au Bolshoï le soir de Noël et nous avions bu de la vodka et mangé des harengs pour fêter le passage à l’année 2004. J’étais fière de leur faire découvrir cette ville, ma ville, que j’aimais tant.

Un jour, dans un restaurant géorgien au décor ridicule, j’ai dit que je voulais découvrir l’Ouzbékistan. J’avais gardé en tête des images aperçues à l’adolescence, l’idée avait fait son chemin et j’étais résolue à partir. Mon père m’a conseillé de contacter un de ses anciens étudiants, retourné à Tachkent et puis la discussion s’est arrêtée là.

Ma famille est partie, j’ai rencontré un groupe d’Anglais en échange et nous avons fait la fête jusqu’à ce que les jours et les nuits se succèdent sans fin. Bientôt, sans même m’en rendre compte, le printemps est arrivé : la neige a fondu et tout d’un coup il s’est mis à faire jour quand je rentrais le matin pour aller me coucher. Le mois de mai approchait et il fallait se décider vite pour les vacances que je comptais m’octroyer à ce moment-là. J’ai décidé de prendre un billet pour Tachkent.

Quelques semaines avant le départ, j’ai contacté l’ancien étudiant de mon père pour lui demander des conseils sur son pays. Très vite, il m’a dit qu’il avait des vacances lui aussi et qu’il voyagerait avec moi. Puis j’ai appris qu’un de ses amis se joindrait à nous : il avait une voiture, tout était arrangé, surtout, que je ne me soucie de rien. Fort bien : je suis donc partie pour l’Ouzbékistan sans rien organiser d’autre que mon visa et mon billet d’avion.

Pour le visa, il m’a fallu attendre mon tour pendant des heures au Consulat ouzbek de Moscou. J’étais sûrement la seule personne venue demander un visa touriste : la plupart des problèmes à régler ici semblait tourner autour des questions de nationalité. On se bousculait pour récupérer un certificat de naissance, un livret de famille, pour demander un passeport ouzbek, pour rendre son passeport soviétique ou encore pour demander comment obtenir la nationalité russe. Bref, plus de 10 ans après l’indépendance ouzbek et la chute de l’empire soviétique, les histoires de papiers et de nationalité n’étaient toujours pas réglées.

Pour le billet d’avion, tout a été plus simple : il m’a fallu apporter une liasse de billets à un guichet étrange et puis on m’a donné une espèce de reçu sur papier carbone. Je n’avais pas d’autre choix que de faire confiance à ce bout de papier et le 5 mai 2004, je me suis présentée au milieu d’une mer de colis en partance pour Tachkent. Le vol partait en pleine nuit. Dans mes notes que j’ai déterrées depuis, je retrouve l’excitation de ce moment : l’impossibilité de dormir, les pensées qui s’entrechoquent, le cœur qui bat trop fort.

Je suis arrivée le matin à l’aéroport de Tachkent. Je ne me souviens d’aucunes des formalités. J’imagine que j’ai eu le ventre serré au moment de passer au contrôle des passeports : une peur qui m’a été transmise par les douaniers russes et que je ne perdrai jamais. A la sortie de l’aéroport, J. m’attendait avec un panneau à mon nom ; H. tenait le plus gros bouquet de roses rouges qu’on m’ait jamais offert. A côté d’eux, un caméraman payé pour l’occasion filmait assidûment mes premiers pas sur le sol national.

J’ai encore la VHS quelque part dans ma bibliothèque mais je ne l’ai jamais visionnée : de mémoire, s’y trouvent conservées pour la postérité mon arrivée à l’aéroport, une balade à cheval sur 10 mètres devant une statue géante de Tamerlan, et ma visite au musée Avicenne de Boukhara, plusieurs semaines après mon arrivée. Le même caméraman avait été prié de se rendre à presque 600km de Tachkent – sur des routes catastrophiques à l’époque – pour filmer ma première journée dans la ville natale de H.

Ces premiers instants ont marqué le début d’une amitié profonde que j’ai chérie pendant 12 ans, sans la remettre une seule fois en question malgré la distance, les années et les difficultés de communication entre l’Europe et Tachkent. Cinq jours après mon arrivée, alors que nous traversions le col de Kamchik dans la nuit, J. m’a dit : « Maintenant, nous sommes frères ». C’est un peu théâtral d’écrire cela aujourd’hui ; mais sur le moment, dans le calme opaque des montagnes, c’était certainement la seule vérité à dire.

J’ai appris énormément de choses pendant ce séjour, sur l’Asie Centrale, sur l’Ouzbékistan, sur l’islam et les traditions de la région ; mais j’ai aussi appris à me connaître, moi. J’avais 20 ans et tout semblait possible : j’étais fébrile, frénétique, je voulais tout savoir, tout entendre, tout voir. H. et J. m’ont guidée.

Je le dis aujourd’hui : tout mon parcours depuis n’aura été qu’une extension de ce voyage initiatique.

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Ensemble, nous avons sillonné tous les recoins accessibles en voiture à l’époque. Mis à part la Mer d’Aral, trop excentrée au Nord-Ouest, et le Sud fermé à la visite parce que base des opérations américaines en Afghanistan, nous avons traversé le pays de part en part. A l’époque, l’Ouzbékistan n’était pas encore la destination appréciée des retraités européens qu’elle est devenue depuis et les infrastructures souffraient du manque d’entretien et d’argent. Tous les plus beaux sites et monuments étaient quasiment vides et j’ai réalisé 12 ans plus tard le luxe que cela avait été que de découvrir toutes ces merveilles sans personne.

Pour mes deux compagnons de route, ce périple était l’occasion de revoir la famille, à Andijan ou à Boukhara. En bons soufis, c’était aussi l’occasion de se rendre en pèlerinage sur une centaine de lieux sacrés dispersés à travers l’Ouzbékistan et dans les enclaves alentours. Rapidement, j’ai su tous les gestes de la prière, sans pour autant en connaître les mots. J’ai depuis oublié mais je pense souvent au petit ange des bonnes actions qui est assis sur mon épaule droite, et au petit ange des mauvaises actions qui est confortablement installé à ma gauche.

Au-delà de tous ces pèlerinages et visites familiales, nous avons passé notre temps à discuter, à débattre. Nous n’avions pas forcément les mêmes idées sur tout, elles étaient même souvent diamétralement opposées, mais ça ne posait pas de problème. Nous discutions quand même, parfois de manière virulente, mais toujours avec intérêt pour ce que l’autre avait à dire.

Naturellement, les débats tournaient beaucoup autour de Vladimir Poutine et d’Islam Karimov. J’étais viscéralement hermétique au premier alors que mes amis le considéraient comme le sauveur de la fierté et de la dignité soviétiques, le garant de l’intégrité territoriale et nationale, le moteur du redressement économique… bref, c’était le leader que l’on n’espérait plus depuis les frasques alcoolisées et mafieuses de ses prédécesseurs, fossoyeurs de l’URSS.

Comparativement, Islam Karimov, l’indétrônable président du pays, ne semblait pas à la hauteur. Dépassé par l’indépendance et par le coup de massue de la fin des subventions soviétiques. Balloté entre l’idée de se rapprocher de la Chine ou des Etats-Unis tout en ménageant le ‘grand-frère’ russe dans le Grand Jeu centrasiatique réactivé depuis peu.

Nous parlions aussi beaucoup des femmes et de leur place dans la société. L’URSS avait fait beaucoup pour les Ouzbèkes mais avait aussi perturbé brutalement l’ordre social d’ancien régime, parfois au détriment de ces mêmes femmes. Dans les petites villes surtout, je trouvais qu’elles vivaient dans une forme de schizophrénie, flottant entre modernité et traditions : elles avaient un air perdu que je retrouvais moins chez les femmes de la campagne ou des grandes villes.

En dehors de ces débats incessants, nous rigolions et nous chantions beaucoup. H. particulièrement. Il avait un entrain infatigable, faisait des blagues à tout bout de champ et donnait de la voix à tue-tête à travers la steppe. Nous n’avions qu’une seule cassette audio pour nous accompagner dans notre traversée du pays et je ne me remets toujours pas de l’avoir égarée dans un déménagement. Ces mélodies sont forcément inscrites quelque part dans les culs-de-sac de ma mémoire mais je n’ai toujours pas réussi à les ressusciter malheureusement.

Malgré mon désarroi, le séjour est arrivé à sa fin. Le matin de mon départ, une insolation me clouait au lit. Malade et fébrile, j’avais à peine la force de tenir sur mes jambes. Mes deux nouveaux frères ont lesté mes valises de vaisselle, tapis et fruits secs et m’ont raccompagnée à l’aéroport. Je ne me souviens pas d’avoir été émue ce jour-là. Je savais qu’un jour, je reviendrais les voir et nous nous sommes dit au revoir, tout simplement.

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Une année plus tard, j’ai repris mes études à Paris. Pendant un semestre, j’ai œuvré pour l’abolition de la peine de mort en Ouzbékistan. Je ne sais pas ce qu’il est advenu de ces garçons innocents dont j’avais récupéré les dossiers en dépit des obstacles, mais je me souviens de la photo de l’un d’eux, tout juste lycéen. J’en ai encore la nausée aujourd’hui quand je pense aux tortures qui lui étaient infligées et dont je lisais la liste infinie, soir après soir. L’année suivante, j’ai postulé pour travailler à l’ambassade de France à Tachkent. L’ambassadeur de l’époque, bonhomme, m’avait prévenu qu’il n’y aurait pas grand-chose à faire à la chancellerie mais que c’était une expérience sympathique que de vivre six mois à Tachkent. Il a terminé en disant : « Et il faudra bien évidemment arrêter vos petites activités associatives de défense des condamnés. » Je n’ai pas accepté le poste et j’ai pris le chemin tout aussi éthiquement compliqué de la salle des marchés à Londres. Le petit ange sur mon épaule gauche a dû s’en frotter les ailes.

Quelques années plus tard, je suis encore à Londres quand H. me confie son neveu qui vient tenter sa chance en Angleterre. Il est un peu plus jeune que moi, ne parle pas anglais et a reçu un visa de trois mois pour étudier dans une école pour étrangers qui parait véreuse. Il vit un temps chez mes parents, nous nous voyons régulièrement et, alors que les trois mois expirent, il reste pour renforcer la grande armée des travailleurs illégaux.

D’abord pizzaiolo dans un restaurant de Croydon où il se fait exploiter avec d’autres Ouzbeks par un Pakistanais, il travaille ensuite dans le bâtiment où il est dirigé par un Russe ou un Ukrainien, je ne sais plus. Son anglais ne progresse donc que peu malgré mes remontrances mais, petit à petit, il trouve ses marques. Il soutient l’équipe de Chelsea dur comme fer, me demande régulièrement de lui trouver une mariée à acheter pour régulariser ses papiers, adore les pizzas à la découpe de Leicester Square et regrette le bon mouton d’Ouzbékistan.

Un samedi, nous nous retrouvons à Notting Hill. Il a une journée de repos et n’est encore jamais allé de ce côté-là de la ville. Avant même de me dire bonjour, il me tend un paquet. Cadeau. C’est sûrement la broche la plus laide du monde mais je l’adore tout de suite : un trèfle à quatre feuilles, tout décoré de strass. Vite, je l’épingle sur mon manteau et nous prenons une photo ensemble. C’est la seule que j’ai encore de nous deux.

Il y a quelques mois, juste avant de retourner à Tachkent, j’ai appris son décès. Cela faisait quatre ans que je n’avais plus de réponse à mes quelques messages. J’ai passé quatre ans à envoyer des nouvelles à un mort. Quant à mon trèfle à quatre feuilles, je l’ai perdu dans des circonstances malheureuses. Un coup de pas de chance, ironiquement. Mais ça, c’est une autre histoire.

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Nous voilà au printemps 2016.  12 ans après ma première arrivée à Tachkent et je me retrouve au contrôle des passeports de l’aéroport. Je sais que H. sera là, à m’attendre dans la nuit. J. aussi est au courant mais je ne suis pas sûre qu’il aura fait le déplacement. Je suis excitée mais j’ai peur. Une sourde appréhension : est-ce que je vais les reconnaitre après tout ce temps ? J’ai mal au ventre, j’ai envie de vomir. On me rend mon passeport, je ne reconnais pas l’aéroport, tout cela est un peu en flottement. Puis je vois H. et je cours l’embrasser. A côté, il y a J. Je sais qu’on nous regarde, que cette femme qui serre ces deux hommes si fort dans ses bras et qui pleure comme une enfant en répétant à chacun : « C’est toi ! Tu es là ! » en les tâtant pour être bien sûre, c’est un peu excessif. Mais je ne peux pas m’en empêcher : j’ai l’impression que mon cœur a lâché, qu’il bat dans mon ventre, que je pourrais reprendre l’avion là, sur le champ, et que je serais heureuse rien que de les avoir vus. Il me semble que je pleure comme je n’ai jamais pleuré de ma vie.

Dans la voiture qui me ramène chez H., j’apprends que mes deux frères ont tous les deux divorcé, qu’ils se sont remariés, ont déménagé et qu’ils ont eu de nouveaux enfants. Je n’étais pas au courant : on ne discute pas de ces choses-là à distance. La seule chose qu’on ait le droit de s’écrire c’est : « Ici tout va bien. Vous me manquez. Embrasse la famille. »

Ils ont vieilli bien sûr, se sont empâtés et ont pris quelques cheveux gris, mais rien de radical. Chez H., on nous sert une soupe où flottent de gros bouts de gras de mouton avec du thé : voilà, je suis définitivement de retour ! Il est très tard dans la nuit mais j’ai l’impression d’avoir 7 ans, la veille de Noël : je suis si excitée qu’il m’est impossible de m’endormir et j’attends le matin, allongée en silence dans le salon.

Ces premiers pleurs de joie à l’aéroport ont été suivis de larmes tristes et amères, à peine une semaine plus tard. J. ne pouvait pas prendre de vacances ; H. a repris sa vieille voiture d’alors, a fait savoir au travail qu’il était en déplacement, et nous sommes repartis ensemble. Mais tout avait changé : les paysages, les villes, les routes, les arbres, les maisons, l’économie, la religion, la politique, et, plus que tout le reste, H. La semaine qui a suivi nos retrouvailles s’est tendue très vite. Bientôt, l’ambiance dans cette voiture qui avait vécu tant de débats, de chants et de rires est devenue irrespirable.

Une tension quasi permanente, des silences que personne n’osait plus interrompre, des disputes aussi. L’autoradio restait désespérément éteint : la musique n’avait plus lieu d’être. Nous n’arrivions pas à communiquer : H. était bloqué dans un monde de principes et d’absolus qui ne tolérait aucune remise en question. J’étais moins prête à mettre de l’eau dans mon vin quand je n’étais pas d’accord avec lui. En bref, les années nous avaient plus fermement enfermés dans nos positions respectives.

H. affichait maintenant un amour inconditionnel pour le chef de l’Etat qui avait relancé l’économie par la reconstruction à outrance du pays. Il n’était plus question de dire ne serait-ce qu’un mot de côté sur ce père de la nation exemplaire. Rien non plus sur les catastrophes urbanistiques et écologiques de ce pays en chantier : l’économie planifiée des 25 prochaines années reposait sur l’octroi de crédits immobiliers dont H. était devenu le roi.

Au-dessus de ce président infaillible, Dieu. H. avait toujours été très pratiquant mais sa religion d’alors ne l’empêchait pas d’être tolérant et raisonné. 12 ans plus tard, le moindre événement, le moindre fait, était justifié par la volonté de Dieu et revisité par la religion. Comme ce jour où, face au désert d’Aral et alors que les sables de la mer disparue s’étendaient devant nous à perte de vue, il a avoué : « Quelle tristesse ! » Puis après une pause, comme reprenant goût à la vie : « Après tout, Dieu l’a voulu : il y a forcément une bonne raison pour que cette mer ait disparu. » Quand j’ai répondu que c’était surtout les Soviétiques qui l’avaient voulu pour cultiver toujours plus de coton, il n’a même pas relevé. Toute discussion finissait dans l’impasse. Jusqu’à cette journée où, à bout de nerfs face à son intransigeance aveugle et à la tension qui remplissait maintenant la vieille voiture, j’ai hurlé que nous n’avions plus rien à nous dire.

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Nous étions en route pour Samarkand. Il faisait nuit. Je n’ai pas décroché un mot de l’heure qu’a duré le trajet. Je pense que la voiture s’en souvient encore. Arrivés à l’hôtel, nous avons esquissé un « bonne nuit » et ça a été tout. Le lendemain matin, nous savions tous les deux que quelque chose avait été brisé. Là, à Samarkand, il a fait ce qu’aucun hôte centrasiatique n’oserait faire : il m’a dit qu’il rentrait quelques jours travailler et s’est presqu’enfui en m’abandonnant. Pour un pays où l’hospitalité est reine et où l’on se doit d’être au service de ses visiteurs, c’était le signe évident que nous avions dépassé une limite normalement infranchissable entre deux amis. Nous nous étions mutuellement blessés et vexés, il n’y avait pas de retour possible.

En l’espace de quelques secondes, les choses étaient arrangées : nous nous retrouverions dans 4-5 jours dans le Sud du pays. Nous nous sommes serrés la main, avons approché nos tempes en signe de respect, puis nous nous sommes longuement regardés. Je n’oublierai jamais ce regard et cette poignée de main. Entre frères, nous scellions la fin d’une union qui nous avait liés pendant 12 ans. Là, devant le tombeau de Tamerlan, nous avons enterré notre fraternité.

Plus tard dans la journée, j’ai voulu raconter ce regard, mais je n’ai pas pu. J’ai pleuré comme si j’avais perdu quelqu’un. J’en pleure encore d’ailleurs. Ces larmes, comme un deuil, m’ont finalement soulagée. J’ai pu respirer plus librement, lâcher aussi toute cette déception qui me poursuivait comme une louve affamée depuis une semaine. J’ai pu enfin regarder les choses avec un regard frais, j’ai fait une croix sur ce qui avait été et qui ne serait plus.

Le séjour s’est poursuivi, sans H. mais avec une légèreté nouvelle. J’ai enfin découvert ce Sud qui m’attirait tant mais que je n’avais pas pu explorer 12 ans auparavant. Là, dans cette région préservée, j’ai retrouvé l’amour du pays : je me suis rendue malade à manger trop de mûres, j’ai regardé les étoiles dans une nuit si noire qu’elle vous donne le vertige, j’ai presque touché les montagnes du Tadjikistan en étendant la main, j’ai été bouleversée par le chant d’un imam sur les terres rouges de Langar, j’ai vu l’Amou Daria qui coulait dans les steppes d’Afghanistan juste en face, j’ai traversé des paysages que l’on ne peut imaginer qu’en rêve, j’ai visité des temples bouddhistes oubliés et j’ai vu passer les armées d’Alexandre le Grand et de Gengis Khan…

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Quand j’ai retrouvé H., j’étais en paix avec mes souvenirs. Ils appartenaient au passé, et ne seraient jamais retrouvés. Je pouvais maintenant en construire de nouveaux. J’ai donc regardé les jeunes sapins plantés partout : ils ont remplacé les platanes pluri-centenaires de ma mémoire. J’ai décidé de ne pas m’offusquer des litres d’eau pompés des fleuves asséchés pour arroser ces pins harassés de chaleur, de ne pas me plaindre du soleil dont personne ne peut plus se protéger sous ces épineux rachitiques. J’ai réussi à maintenir une conversation vide et sans fond avec H. toutes les fois où nous avons fait semblant de communiquer, j’ai trouvé une certaine utilité aux réaménagements touristiques immondes de certains centres-villes, j’ai arrêté de questionner les orientations économiques et politiques du pays et je me suis comportée comme une retraitée en goguette venue découvrir la « Route de la Soie » que vantent les tours operators pour troisième âge.

J’ai fait semblant d’oublier et j’ai vécu dans un bien-être béat tous les jours qui ont suivi. J’avais compris qu’il fallait adhérer ou partir. J’adhérais donc, avant de partir pour ne plus revenir. Pourtant, quand il a fallu dire adieu, tout est remonté. Et j’ai pleuré ces frères perdus, j’ai pleuré l’Ouzbékistan que j’avais rêvé puis vécu, j’ai pleuré mes 20 ans et l’époque où les idées circulaient malgré tout. J’ai pleuré ce passé qui ne sera jamais plus, et surtout, j’ai pleuré cet avenir qui nous attend, bloqué, crispé et plus terrifiant que tout.