Fantaisie en i mineur

Apocalypse

Tout a commencé à Patmos, un été avec une amie.

A l’extrémité nord du Dodécanèse, Patmos est l’île où Saint-Jean a eu la Révélation de l’Apocalypse. Là, dans une grotte miteuse avec vue sur mer, l’évangéliste forcé à l’exil est tombé fou. Alors que, de sa fenêtre rocheuse, il voyait ce que la nature offre de plus doux sur Terre, il a été envahi d’images infernales. Poussé par ces visions, il a décrit, jour après jour, la fin d’un monde et la lutte à mort contre les créatures de Satan.

Ce pauvre Jean était clairement mal en point car c’est un contresens absolu que d’avoir les idées si noires dans un bleu si intense. On aurait aimé être là, avec lui. On lui aurait tendu la main, on lui aurait dit des mots doux à l’oreille, pour le rassurer, un peu comme à un chien apeuré : « Viens, Jean, viens par ici. Ne t’inquiète pas, ça va aller. Viens donc dehors avec moi. » On l’aurait aidé à se redresser, doucement, et on l’aurait mené pas à pas hors de sa grotte. Il aurait été ébloui au début, bien sûr, puis ses yeux fous se seraient habitués à l’éclat du soleil. « Prends ton temps, descendons au rivage. Tu verras, là-bas il n’y a ni chaos, ni Satan. »

Il aurait pris confiance, petit à petit. Et, arrivé sur la mer, les sandales de cuir tout juste léchées par les flots égéens, il aurait regardé vers le ciel, aurait poussé un soupir de contentement et aurait remercié les Dieux de l’avoir enfin libéré de son enfer intérieur.

Pauvre Jean, il n’aura pas pu compter sur une bonne âme pour le sauver de sa folie.

Jimmy

Patmos porte les stigmates de cette dualité originelle. Elle est douce et ronde, enveloppante et rassurante. Mais elle peut être torturée et hostile tout à la fois. Il faut à peine quelques jours pour s’imprégner de son énergie mystique. Au début, on doute, sans trop comprendre ce qui est à l’œuvre. Puis, imperceptiblement, on se débarrasse du superflu ; bientôt on est nu et libre.

C’est portée par ce sentiment de bien-être total que j’ai rencontré l’homme de ma vie, au détour d’un poisson grillé. Nous nous étions arrêtées pour manger dans une petite taverne ombragée au nord de l’île. Une taverne toute bleue avec, en contrebas, deux barques. En face, une chapelle solitaire sur un îlot pelé. Jimmy était beau, doux et travaillait là. Je suis restée interdite, hypnotisée par ses yeux bleus et son regard gentil. Nous sommes restées quatre heures dans sa taverne. J’ai bu un nombre incalculable de cafés, de verres d’eau. Et puis il a fallu partir.

Nous avons nagé jusqu’à l’îlot en face, et j’ai pensé qu’un jour je me marierai là, dans la chapelle toute simple, avec  Jimmy. Je me suis promis de lui écrire après mon départ. Pour qu’il sache. Je ne connaissais pas l’adresse ni le nom de la taverne mais j’ai tenté ma chance. On ne sait pas ce que le sort nous réserve, il faut parfois se laisser aller à lui faire confiance. Jimmy n’a jamais reçu mon mot. J’avais laissé mon adresse sur la petite carte postale pour qu’il me réponde peut-être : je l’ai trouvée dans ma boîte aux lettres, à mon retour à Paris. Il faut croire que les Dieux ne voulaient pas de moi dans la petite taverne bleue.

Ils avaient prévu autre chose.

Ogygie

Bientôt, trop tôt, nous avons quitté Patmos. Direction Lipsi. Cette île minuscule de tout juste 15 km² abrite un village unique de quelques centaines d’habitants. A 50 minutes de bateau de Patmos, ce n’est pas une grande destination touristique. On y vient plutôt à la journée, en combinant la visite avec une petite excursion dans les îlots voisins. J’avais décidé d’y rester un peu, trois nuits à peine, mais cela paraissait peut-être suffisant. C’était parler sans connaître.

Pour certains, Lipsi est l’île mythologique d’Ogygie où vivait la nymphe Calypso. C’est ici qu’Ulysse aurait échoué, seul sur son radeau : Calypso, transie d’amour pour ce héros errant, l’aurait gardé prisonnier pendant 7 ans avant de le laisser reprendre son Odyssée vers Ithaque et Pénélope. Et en effet, Lipsi est une sorte d’asile doux, dont on voudrait parfois s’enfuir parce qu’on s’y sent un peu contraint mais qu’on n’arrive pas à quitter, comme envoûté par sa beauté.

Lorsque nous arrivons dans le tout petit port de Lipsi, nous ne savons pas encore où nous avons accosté. Notre hôtel est somptueux, la vue sur la mer est à couper le souffle et l’île est si petite, qu’on peut très bien la découvrir à pied. La seule route asphaltée de l’île la traverse de part en part et n’est quasiment jamais empruntée. A un endroit où l’île prend un peu de hauteur, elle bifurque dans les terres et se perd. Sur la roche percée, une inscription à moitié effacée indique Kimissi.

Kimissi

Cette route perdue qui monte sur les hauteurs de Kimissi est solitaire. Presque trop bien entretenue alors qu’elle traverse une sorte de carrière à l’abandon. Tout autour, un chaos de pierres. Par endroit, un arbuste sec et convulsé semble avoir été torturé par un esprit malin. Plus on progresse sur cette route, plus le silence s’installe. L’ambiance devient plus lourde. Les biquettes accrochées à la roche sont presque camouflées. Avec leurs pupilles en sens interdit, elles semblent observer ceux qui osent profaner les lieux. On dirait les gardiennes d’un temple sacré.

Sur cette route abandonnée, le malaise s’installe. Je crois entendre la voix monocorde de Werner Herzog, accompagnée d’un chant grégorien aux accents funèbres : Is there such a thing as insanity among penguins ?
Ambiance de bout du monde, empreinte de folie et de mystère.

La route mène au point le plus haut de l’île: il surplombe des îlots déserts tout autour. C’est un paysage à la fois familier et exotique. Une sorte de Micronésie grecque qui fait penser à un décor de James Bond ou d’Indiana Jones. Là, un complexe fortifié abrite des chapelles. Le tout est fraîchement blanchi à la chaux, les dômes sont presque trop bleus, et les drapeaux grecs qui claquent dans le vent sont partout. On ne comprend pas vraiment de quoi il s’agit. C’est à la fois neuf et laissé à l’abandon. Comme si une catastrophe avait chassé les gens, partis en laissant tout derrière eux dans l’espoir de revenir un jour.

Devant la grille fermée à double tour comme une prison, des chats possédés attendent et hurlent. Le vent souffle, le vent siffle. La clef est dans la serrure. Nous entrons.  Dans une des chapelles (est-ce vraiment une chapelle ?), les murs sont peuplés de photos anciennes : des popes ou des moines, le visage flouté par les années mais le regard fixe et clair. On dirait des spectres vêtus de noir. Une allée principale divise le complexe en deux parties rigoureusement symétriques et monte à un lourd autel de pierre en plein air. Il n’est pas dur d’imaginer qu’ici on sacrifie aux Dieux enfants et jeunes vierges. Partout, nous sommes observées par des lions et des aigles en plâtre aux yeux perçants et vides. L’aigle à deux têtes qui flotte sur l’autel est déchiqueté par les vents.

Bientôt, un rire macabre retentit dans le soleil couchant. Pourtant, aucune présence humaine aux alentours. Le rire reprend : un perroquet enfermé là se rit de nous. Autour, des cages de fer où croupissent une famille de paons, des dindons, un chien solitaire, hystérique et muet. Nous quittons les lieux, chassées par les hurlements des chats faméliques, le rire angoissant du perroquet et les bruits de cage du chien sans voix. Le soleil se couche vite et nous ne connaissons pas la route du retour. Un sentier de cailloux s’offre à nous et nous mène jusqu’à l’antenne téléphone qui surplombe dangereusement l’île. Le vent s’arrête brusquement, partout les câbles font entendre des grésillements électriques.

Arrivées au pied de l’antenne, un mal de tête violent nous prend. Des ondes maléfiques ? Il faut maintenant se dépêcher pour retourner dans la nuit. Dans le ciel étoilé apparait la Voie Lactée, timide et réservée comme une adolescente acnéique.

Lipsi

Le port de Lipsi semble tout droit sorti d’une carte postale : des barques colorées s’entrechoquent gaiement sur le quai, un pirate rapièce inlassablement ses filets couleur safran et les poulpes du jour sèchent au soleil pour accompagner l’ouzo du soir. En surplomb, l’église étale ses dômes bleus alors qu’autour les ruelles tortueuses du village grimpent en amphithéâtre sur la colline qui domine la baie.

Dans la chaleur de la mi-journée, nous trouvons refuge chez un fermier rencontré la veille. Il fait bon vivre sous son auvent : les figues sont sucrées, le thé, rafraîchissant. Nous voilà installées. Mais bientôt, le vin nous semble aigre, l’huile d’olive fade. Le fermier devient de plus en plus envahissant. Nous sommes comme clouées là, sans volonté et sans force. Le malaise qui s’installe est renforcé par la présence silencieuse de jeunes blondes d’à peine 20 ans qui travaillent durement derrière nous. Elles ne nous regardent pas, ne répondent pas à nos bonjours. Le fermier les ignore et nous parle de la pureté de sa foi, de l’importance de la religion dans sa vie. Je ne peux m’empêcher de penser au pauvre Jean, rendu fou dans sa grotte sur la mer. J’imagine le fermier, frustré de ne pouvoir s’offrir une nuit avec ces jeunes nymphes si belles. Il ne le sait pas encore mais l’Apocalypse lui pend au nez.

Nous prétextons une visite à la vieille icône de la chapelle voisine pour nous arracher à la torpeur malsaine des lieux. Là, nous reprenons un peu nos esprits, entourées d’ex-voto dédiés à la Vierge. Dans le carcan de verre de l’icône, de vieux lys séchés refleurissent miraculeusement tous les ans, à date fixe… Péniblement, nous rejoignons une taverne sur la plage. Nous sommes accablées de chaleur et un peu abattues. Une musique psychédélique tourne en boucle. On dirait la bande son d’un film d’horreur. Même la reprise instrumentale d’une chanson pourtant mièvre de Lionel Richie retentit comme une menace.

Folie ?

Ce soir-là, nous recroisons le fermier frustré. Il nous présente Le Petit Prince : on a envie de se rassurer auprès de cet asile-là. Je le recroise au cours d’une dernière soirée. Après une tisane prolongée, il est déjà 3h du matin et il faut rentrer se coucher. C’est seule et en pleine nuit que j’emprunte la route sombre du retour. Un quart d’heure à marcher dans le noir complet. Je regarde une dernière fois les lumières du port et je me lance dans la nuit.  Dans les buissons du maquis, un bruit : c’est forcément un animal monstrueux, une bête mythologique et dangereuse. Je pourrais avoir peur, mais je ne presse pas le pas. Je suis trop épuisée pour cela, et puis s’il doit m’arriver quelque chose à Lipsi, c’est que les Dieux en auront voulu ainsi.

Je me concentre sur les étoiles et leur présence rassurante, le bruit a cessé et je continue à avancer dans la nuit opaque. Il me semble que je suis observée mais je ne peux pas distinguer les yeux qui me suivent. Derrière moi, il y n’a que les lumières du port au loin. Quand je replonge dans le noir, au moment où la route tourne légèrement, j’aperçois une forme blanche qui flotte au-dessus du sentier. Je me dis que mes yeux sont fatigués, que j’ai été éblouie par les lumières du village mais en réalité, je sais bien qu’il s’agit d’un fantôme. C’est dans l’ordre des choses ici.

Le lendemain matin, mon amie me décrit son retour de la veille: d’abord, la simple réalisation que ce chemin noir elle l’emprunte seule pour la première fois, puis les regards vers les lumières du port pour se rassurer avant de plonger dans la nuit. Ensuite une angoisse sourde, l’impression d’être suivie. L’idée qu’un fou pourrait s’attaquer à elle. Puis, au moment où la route tourne: une figure blanche, une apparition qui flotte au-dessus de la route. Effrayée, elle est rentrée en courant toute la fin du chemin.

Asile

Le dernier jour est là.

Il fait très chaud, le vent est tombé et chaque geste nécessite un effort herculéen pour se sortir de la torpeur ambiante. Nous nous installons au café des départs, sur le port. Sous la chaleur, j’évite de bouger en sirotant mon café glacé. Depuis le bout du quai, je vois Le Petit Prince arriver. Il s’assied, commande un café et nous raconte comment la veille, dans la nuit, il a croisé un esprit. Il nous dit cela comme on parle du beau temps ou du repas de midi. Mais c’est bientôt l’heure du départ et le bateau déverse son lot de nouveaux arrivants. Nous les regardons d’un œil expert : à quoi ressemble la chair fraîche, combien d’esprits sains seront détournés du droit chemin de la rationalité ?

Alors que le ferry s’embarque vers de nouveaux horizons, nous sommes accompagnées par des dauphins en cascade. Ils apparaissent dans le port de Leros et gardent l’accès à l’île-asile. L’officielle, celle qui a hérité de l’hôpital psychiatrique et de ses fous. Ses “vrais” fous, ceux qu’on enferme parce qu’ils ont vu l’Apocalypse, ceux qu’on condamne parce qu’ils ont eu des visions dans la nuit.

Apocalypse
Jimmy
Ogygie
Kimissi
Lipsi
Folie ?
Asile

Fantaisie en i mineur